En voulant instrumentaliser une affaire dont il n'avait aucun détail pour dénoncer le droit d'auteur, Guillaume Champeau, rédacteur en chef de Numerama, s’est pris les pieds dans le tapis, et sa croisade contre le photographe s'est terminée en eau de boudin, y compris au sein même des commentaires de sa plateforme. Il s'est distingué au passage par sa méconnaissance du droit d'auteur et surtout de son fonctionnement pratique.

Disclaimer

Je ne sais rien de plus de l'affaire que les articles que j'ai lu en ligne et le communiqué du photographe. Ce billet n'est pas de dire qui a tort ou raison entre le photographe ou les restos, mais de montrer les dangers d'un coupable trop vite désigné, sur un sujet inconnu du grand public.

// update 09/07/13 : la réponse du photographe en commentaire de l'article de Numerama

Étape 1 : Profiteur d'œuvre caritative, l'épouvantail idéal pour Numerama et les autres médias

Quand le 2 juillet Guillaume Champeau écrit son article, il doit se dire qu'il tient un scoop en or. Quelle meilleure preuve que le droit d'auteur est fondamentalement mauvais et inique, si ce n'est cette attaque perfide d'un photographe se servant de l'image d'une star nationale décédée pour faire cracher au bassinet une association caritative aimée de tous ?

Sur la foi d'une information parcellaire, il va juger Gaston Bergeret et décréter que son action est infondée, le traitant au passage d'enfoiré (jeu de mot facile). L'article (qui contient de grosses erreurs factuelles) est tagué "Copyright Madness", et on va y ajouter au passage quelques trémolos de bon aloi, pour montrer à quel point le mec est un sale type, et comment le droit d'auteur retire le pain de la bouche des pauvres gens démunis :

Pire, comme nous l'ont confirmé les Restaurants du Coeur, le photographe demanderait un dédommagement financier pour l'exploitation passée, et le versement de droits pour l'exploitation future éventuelle. Autant d'argent — dont le montant reste confidentiel — en moins pour l'achat des plats offerts aux plus démunis du pays.

Vous imaginez le scandale, un mec dont la photo est exploité demanderait une compensation financière ? Compensation confidentielle qui plus est, ça fait plus mystérieux, surement des miyards d'euros. Impensable.

En lisant cette histoire, moi qui suis un peu rompu aux droits d'auteurs, je me suis dit 2 choses : la première, c'est que se réveiller après 30 ans d'exploitation publique de sa photo et demander rétroactivement des droits étaient assez inhabituel, et qu'il y avait forcément un élément déclencheur, et que deuxièmement, si son dossier ne contenait que ça, il allait être vite débouté. J'ai essayé de faire valoir ce point de vue sur twitter, mais en vain, c’est les restos du cœur bordel !

Ça semble élémentaire, mais pourtant un grand nombre de médias ont repris l'info sans la vérifier, la recouper, ou simplement demander son point de vue à Gaston Bergeret. Le vilain photographe allait demander des sommes folles à une gentille association caritative, pour la presse moderne, c'est suffisant pour écrire un article.

Notons au passage que même arrêt sur image, très prompt a donner des leçons de journalisme, s'est empressé de relayer l'info via la plume d'Alain Korkos, qui traite également le photographe d'enfoiré. Peut être qu'un jour ASI se rendra compte de la faiblesse d'analyse et de la vacuité des chroniques de Korkos et se décidera à les supprimer, mais c’est une autre histoire (oui, c'était gratuit <3 ).

Étape 2 : La photographie, pas vraiment un travail finalement.

Pour bien enfoncer le clou, Guillaume Champeau commet un deuxième article "La photo de Coluche "c'est 10 secondes", disait Gaston Bergeret" qui souligne que pour 10 secondes de travail, le photographe OSE demander une compensation pour les 30 ans d'exploitation de cette photo. L'article contient toujours des erreurs factuelles sur la demande du photographe, mais ce n'est pas grave, car ce qui va importer ici c'est la minimisation de son travail (bien que le rédac chef de Numerama s'en défende).

L'idée est simple : mettre en relation de manière ultra-démagogique 2 choses qui n'ont aucun rapport pour prouver aux lecteurs de Numerama à quel point il est dégueulasse de n'avoir travaillé QUE DIX SECONDES et pouvoir toucher autant d'argent.

On pourrait dire que Guillaume n'y connait pas grand chose en photographie (comme le prouve par exemple le tweet ci-dessous), mais je pense que c’est encore pire que ça. Le message insidieux qu'il essaye de faire passer à ses lecteurs avec cette histoire de 10 secondes, c'est que les artistes sont des fainéants qui ne travaillent pas beaucoup, et réclament des sommes démesurées. À la trappe les années d'expérience pour justement arriver à faire une belle photo sur le vif, seul compte le temps de la prise de vue.

L'idée derrière tout ça c'est : tu n'es bon qu'à appuyer sur un bouton. Tout le monde aurait pu faire ce portrait. Tu ne mérites pas d'argent pour ton travail.

Dans un autre article, il persiste sur la supposée corrélation entre temps de la pose et l'exploitation de la photographie par des tiers :

l'artiste n'a rien perdu à faire ce don, et qu'il n'y a donc pas de préjudice à indemniser

Une brillante analyse qui fera bondir sur sa chaise tout amateur de propriété intellectuelle (rappelons que contrairement à moi, l'auteur, lui, a une maîtrise de droit et une spécialisation en propriété intellectuelle, qu'il m'a agitée sous le nez.)

Guillaume Champeau est-il seulement conscient qu'une grosse part de la création photographique se fait en quelques secondes, voire au 1/100e de seconde ? En combien de temps ont été prise la majeure partie des photos historiques ? Combien de temps pour l'homme face aux chars de Tian'anmen ? Combien de temps pour la photo de Kim Phuc courant nue après que son village ait été napalmé ?

Si on suit le raisonnement de Numerama, ces photos peuvent être exploitées commercialement sans gêne et sans compensation, car elles n'ont pris que quelques secondes de "travail". Et les photographes "n'y perdraient rien".

Cette histoire des 10 secondes leur est d'ailleurs bien retombée sur la tronche, et après le retour de flamme dans les commentaires Guillaume s'est empressé de dire à qui voulait l'entendre que "[beaucoup] l'ont interprété à tort comme un jugement de notre part sur la valeur de l’œuvre". Alors que ça n'était pas DU TOUT ça pas vrai ? ;)

Pour enfoncer le clou, on ajoute un peu de pathos, avec une trahison de Coluche en prime (la photo n'a pourtant été exploitée par les restos qu'après la mort du comédien, et selon le photographet Coluche n'a même jamais pu voir cette photo).

Ce qu'avance Numerama

Ce faisant, Gaston Bergeret rompt l'engagement moral qu'il aurait conclu avec Coluche, lequel a eu le tort de faire confiance à la générosité du photographe.

L'explication du photographe :

cette photographie que j’ai réalisé en 10 secondes à Cannes en Mai 1985 n’a jamais été vue par Coluche. Jamais il n’y a eu d’accord verbal entre Coluche et moi, comme vous l’affirmez sur votre site.

Et bim, ça oblitère complètement le récit inventé par Numerama pour faire pleurer dans les chaumières.

Étape 3 : Numerama se prend les pieds dans le tapis

Après la publication du 2e billet, Gaston Bergeret est allé donner sa version de l'affaire à Libération. Comme je le pressentais, l'affaire n'est pas aussi manichéenne que le présentait Numerama. En fait, le photographe a engagé une action civile pour faire respecter son œuvre qui avait été dégradée, et faire cesser l'exploitation pécuniaire de son image par des partenaires de restos du cœur.

En effet, non seulement la photo a été utilisée sans autorisation pour vendre des produits dérivés, mais en plus elle a été recadrée, et une main a été ajoutée pour faire une moustache a Coluche. Le tout au profit non pas des restos, mais de sociétés tierces exploitantes. C'est apparemment la goutte qui a fait déborder le vase.

Je ne sais pas si tout ce que dit le photographe est vrai, ni l'issue de cette affaire, mais on y voit un peu plus clair (comme quoi avec 2 points de vue c’est mieux).

Avec cet éclairage, il semble que du coup Guillaume Champeau, aveuglé par le dénigrement des droits d'auteurs et des artistes qui ne travaillent que 10 secondes, a défendu les grosses entreprises (TF1, Universal…) qui les détournent à leur avantage en massacrant au passage la photo d'un auteur. "Oups, la boulette"

Comment retomber sur ses pieds après un tel retournement de situation ? En s'excusant ? Certainement pas, on va se rattraper aux branches de la morale et expliquer à quel point, quand même, ce photographe n'agit décidément pas comme il faudrait (un gros leitmotiv de la ligne éditoriale de Numerama : expliquer la vie aux artistes). Tout en soulignant (en gras tant qu'à faire) "qu'il ne s'agit pas là d'un problème de droits d'auteurs". Je pouffe.

Cependant, il ne s'agit pas là d'un problème de droits d'auteur. Le fait que TF1, Universal, Eleven Paris ou d'autres exploitent le cliché à des fins commerciales, à leurs propres profits, ne serait pas moins critiquable s'ils permettaient à Gaston Bergeret de s'en enrichir également, en lui versant des droits d'auteur. A aucun moment, d'ailleurs, il ne propose de reverser ces droits à l'association.

Le problème n'est pas l'exploitation commerciale en elle-même, mais le fait que ces entreprises ne reversent pas l'intégralité des bénéfices à l'association pour laquelle le cliché exploité a été dédié. La volonté de Coluche était que son image serve l'association, et toute exploitation commerciale qui profite in fine à l'association, et à elle-seule, est acceptable. Voire souhaitable.

Donc le problème n'est apparemment pas que l'auteur ait vu sa photo déformée et exploitée sans autorisation ni indemnisation par Universal, TF1 et consorts, mais que le bénéfice de cet exploitation n'ait pas été reversé à l'asso. Et le fait que le photographe n'ait rien précisé de ce qu'il allait faire en cas de victoire dans une procédure même pas entamée le classe directement dans la catégorie suspecte. Pour Guillaume Champeau, il devrait annoncer dès maintenant qu'il reverse tout aux restos du cœur (qui n'ont pas hésité à donner l'autorisation d'exploitation aux sociétés tierces).

//Edit 05//07/13 L'idée, précisée en commentaire par Guillaume, est que "personne ne devrait avoir le droit de profiter de cette photo sauf les restos". Une logique imparable.

Notons que le photographe a justement offert l'exploitation des droits de cette photo pendant 30 ans aux restos, pour que justement il en profite, et qu'il réagit maintenant pour faire cesser l'exploitation frauduleuse de son œuvre, et les libertés prise par l'asso. On pourrait aussi penser qu'il mérite rémunération au même titre que les autres prestataires payés par les restos, mais ça n'est même pas la question ici. Rien ne dit qu'il demandera des sommes déraisonnable en dommages et intérêts, ni ce qu'il en fera si il obtient gain de cause.

Pour finir, on fait parler les morts en spéculant sur "la volonté de Coluche" (déjà décédé au moment de l'utilisation de cette photo), c’est décidément la grande classe. Aucune remise en question, il faut prouver à tout prix que le droit d'auteur dans sa forme actuelle est inadapté, quitte à se prendre une énorme tôle.

Numerama : du journalisme d'investigation de haute volée, de l'impartialité dans le traitement de l'info, une connaissance profonde des sujets traités… Et une maîtrise de droit spécialité propriété intellectuelle ;)